jeudi 9 juillet 2015

Le tour de France 2015 passe à Madré

Jadis, comme beaucoup de mômes de nos rudes campagnes, c’est en rêvant de gagner le tour de France que je rejoignais en pédalant l’école communale de Madré (Mayenne), sous l’œil vigilant de ma grande sœur Gisèle, en particulier dans la côte de l’Église, appelée “côte du Bottard” en hommage à Bernard Ringnet, paysan véloce et pressé, un peu dans la lune, dont l’épouse tenait l'un des trois cafés du village et vendait aussi les merveilleux illustrés Akim, Blek le Roc et Cap’tain Swing). Le “Bottard” était connu pour ses réparties fameuses (la plus célèbre étant le tonitruant “J’ai-t-y mangé ma soupe?” qu'il déclama un jour à l’entrée de l'église, avant de redévaler la côte pour vérifier si la tambouille n’était pas en train de s’envoler de la casserole.
C’est donc avec une certaine nostalgie que je vais aller regarder passer les coureurs le 10 juillet, lors de l’étape Livarot-Fougères, puisque le Tour de France va emprunter pendant vingt kilomètres une route que je connais par cœur, pour l'avoir empruntée des centaines de fois. De Couptrain (où habitaient mon parrain, tonton Bernard, et la tante Jeanne) à Saint-Julien-du-Terroux (où j’allais de mauvaise grâce me faire couper les cheveux chez José, qui faisait également office de rebouteux).

Pour fêter ça, j’ai retrouvé une nouvelle, La psychanalyse du cycliste, parue en 1994 dans la revue Le Moule à gaufres. On peut la lire ci-dessous [ou en prenant un raccourci en passant par ici].

La psychanalyse du cycliste (de la selle au divan)


À l’occasion du passage du Tour de France 2015 dans mon village natal de Madré [lire ci-dessus ou en passant par ICI], voici une nouvelle vélocipédique, publiée en mai 1994 dans la revue Le Moule à gaufres (dirigée par Pascal Galodé), sous la direction de Alfred Eibel.

LA PSYCHANALYSE DU CYCLISTE

Dessin de Topor
Quand Marie lui demanda au débotté s’il avait déjà mis les pieds au mont Ventoux, Paul fit celui qui n’a pas saisi la question et Marie, le voyant baisser piteusement les yeux comme un gosse pris en flagrant délit d’ignorance, s’était dit, bon, la géo, c’est pas son truc, mais quand même, il pourrait au moins avoir l’élégance de s’en tirer avec une pirouette… Elle aussi, elle s’était toujours fichue de savoir si le Ventoux était dans les Corbières, les Cévennes ou le Jura espagnol, mais franchement, pas de quoi en faire un fromage ! Et tandis qu’elle piochait dans son sac un Feudor jaune citron, elle le vit blêmir, les muscles tendus du cou durcissant la pomme d’Adam. Elle pensa, merde, j’ai dû faire une gaffe, déjà, quand elle avait commandé d’autorité deux verres de Ventoux, elle avait bien vu, il s’était contracté comme si elle lui proposait une verre de vinaigre. Mais cette fois, c’était la vraie cata. Va savoir, peut-être qu’il a perdu quelqu’un là-bas, un accident, ou l’orage, les tambours de l’orage, dans les montagnes, ça vaut parfois son pesant d’abîme…
Heureusement, le briquet carbonisant la seizième Chesterfield de la journée la sauva de l’imparable naufrage qui se préparait. Tirant une longue bouffée, elle en profita pour lever la tête et inspecter le trio de mouches qui se gobergeait au plafond, les silhouettes de la rue ourlant le verre dépoli des vitres et la demi-douzaine de clients absorbés par des discussions d’enfer. Paul, lui, essayait de reprendre le dessus, il était temps de dominer le malaise que lui causait ce genre de situation imbécile, mais ce n’était pas simple. Pas assez mûr, mon vieux.
Pour le moment, ventoux, c’était le vocable qui tue. Le grand saut à l’élastique du haut de la station Mir, la piqûre de la mygale géante et le big cytomégalovirus réunis. Jetant un œil en coin sur Marie-Chesterfield qui, avec une pêche insolente, était partie pour enfumer la moitié de l’arrondissement, Paul déglutit, formant dans sa bouche des mots exotiques, des mots pour essayer de reprendre pied. Des mots comme sapristi, coquecigrue, mirliton et bachibouzouk. Il se sentit happé par une lame de mélancolie. Ventoux-ventoux-ventoux. Rien à faire, on ne change pas un traumatisme qui gagne. Le Ventoux était à ranger dans la famille des mots maudits comme métastases, crucifixion, corrida ou agent de police.
Tom Simpson sur les pentes du Mont Ventoux
Le Ventoux, c’était la terrible “défaillance” de Tom Simpson dans le tour de France 1967, la damnation sur les pentes du mont chauve. L’Anglais en perdition, aux prises avec les vagues lancinantes de l’asphyxie, qui s’écroulait sur le bas-côté, les poumons perclus, le cœur terrassé par un Moloch sans pitié – à l’époque, personne n’aurait osé prononcer le mot “dopage” dont Tom Simpson avait subi les dramatiques foudres secondaires. C’était une vision apocalyptique de gosse, l’oreille collée au transistor, entre deux coups de cidre dans le champ de foin, quand Robert Chapate, la voix brisée par l’émotion, s’était écrié sur Europe 1 : « Le docteur Dumas a tout essayé, tout… mais on n’a pas pu le sauver, c’est horrible… C’est horrible. A vous Paris… »
Paul, le souffle coupé, avait couru se réfugier dans les bras de sa mère, qui cousait dans un coin de la chambre, des babioles pour la petite chose qui arrondissait dangereusement le ventre maternel, la petite chose qui, à peine pointé le bout du nez hors du doux paradis, allait, c’était couru, lui bouffer son oxygène, son affection, ses caresses, et plus tard, lui piquer ses jouets, ses beigneurs, le déposséder de ses jardins secrets, et bien après, si ça se trouve, lui rafler ses petites copines, la vache ! Et peut-être même – le pire du pire – : gagner un jour de France à sa place !
Paul entendit Marie murmurer : « Ce qui est sûr, c’est qu’il se laisse boire », d’une voix un peu cassée, comme si elle venait de lui livrer un secret douloureux. Marie qui écrasait sa cigarette dans le cendrier et sifflait son reste de vin en riant.
Et qui était belle.
– Quoi donc ?
– Le Ventoux, tiens !
Paul avait tout faux.
A son tour il liquida son verre, un bon cru, un peu râpeux, alla pour parler, puis se rétracta. Cette histoire de mont Ventoux était une hérésie de la mémoire, tout juste bonne à entretenir quelques fantasmes de culpabilité. Pas de quoi se livrer. Marie aurait cru qu’il abusait de sa confiance. Et quoi de plus sacré que la confiance que vous accorde une inconnue ? Ensemble ils avaient fait le tour des grandes paraboles et des petites saloperies de la vie. La mort, la religion, l’amour, l’enfant qu’on n’avait pas et celui qu’on aurait aimé être, le temps qui passe, l’avenir qui mord sur le présent, le présent sur le passé, la corruption et le cynisme des puissants, la guerre en Bosnie et ce goût de faisandé Munichois qui suintait en coulisses, tout cela allant et venant entre les rasades de vin, avec un naturel qui les étonnait parce que les gens, le plus souvent, s’évertuent à jouer la défausse quand il serait si simple de se colleter avec le danger virtuel qui réside dans l’Autre. Puis étaient venues les choses futiles : les macarons, les religieuses, la vie au grand air, l’art de faire sauter les crêpes, la rue Watt et l’île de Houat, la nébuleuse de Hubble, la comète de Halley, le Big Bang et le Big Crunch, les concierges, les ours et les gros cons de chasseurs, l’Immaculée Conception… La futilité, disait Marie, c’est aussi du bonheur, parce que si on passait son temps à discourir, on ne vivrait plus.
Et enfin, l’ivresse était venue sur le tapis, pas celle des vins et des alcools. Non, l’autre. L’ivresse qui élève le cœur et l’âme, l’Ivresse des Cimes, avait dit Marie, tout émoustillée par la formule. Et Paul, qui était coursier chez Fauchon, avait renchéri, tous nos problèmes viennent de ce que l’Ivresse des Cimes et l’Épicerie Fine sont incompatibles, c’est comme la chèvre et le chou, le marteau et l’enclume, Poulidor et Anquetil, il n’y a pas de compromis. Marie avait éclaté de rire, ça, on pouvait dire que quand elle riait, elle riait, et elle avait tendu la main droite au-dessus de la table en martelant : « Tope-là ! »
Et ils avaient topé.
Devant un sixième ballon de Ventoux apporté par le garçon, qui était d’ailleurs une ravissante garçonne.
Paul s’était fait la réflexion idiote qu’il allait être le premier cycliste à se taper le ballon de Ventoux, et ça l’avait fait rire à hurler, et Marie avait cru qu’il riait parce qu’il était fier d’avoir topé avec elle, ce qui était aussi la vérité. Et l’on avait longuement disserté sur les mérites respectifs de l’Épicerie Fine et de la Grosse Tambouille. Marie, l’épicerie fine, elle se la coltinait depuis des lustres, elle ne supportait plus. Ces comères lyophilisées à l’essence Louis-Vuitton-Moët-Hennessy qui pestaient contre l’indolence de leur concierge, regrettant l’époque révolue où les gens de maison savaient tenir leur langue, et qui vous la sortaient calmos, l’œil rivé au tiroir-caisse, attendant avec mépris la pièce de 10 qui leur revenait de leur bifton de 500. Ces toupies de luxe qui faisaient des ravages dans les plats de sauce en glissant un doigt onctueux dans la matière et vous léchaient ça avec la science d’une actrice de X après le frottis linguinal, mais celles-là n’avaient pas besoin de telles simagrées pour donner la mesure de leur disgrâce ; leur simple attitude, dos cambré dans le body-panthère collé à la peau, sexe planté au milieu de la figure, roulement ondulatoire des épaules, était en soi un gage d’obscénité. Marie vitupérait. Combien de fois avait-elle voulu, dans la surchauffe du coup de feu de midi, cingler un aller-retour sur une de ces greluches ? Histoire de prouver à ces faces cousues d’or que le plus ténu de ses accès d’adrénaline à elle – elle la plus démunie des vendeuses de choucroute – était infiniment plus riche que la somme des poussées de fièvre de toutes leurs vies réunies. Et toujours elle s’était retenue, laissant refluer des torrents de larmes à l’intérieur de son corps à l’idée de louper le spectacle épique de sa vie, pleurant de rage aussi. Toujours elle s’était retenue. On avait beau dire, on avait beau faire, l’Épicerie Fine restait l’allumette qui faisait bouillir la marmite. Et Marie, comme tout le monde, avait un furieux besoin de calories.
Paul savourait.
Perdu pour perdu, il se jeta à l’eau. Tant pis si Marie lui riait au nez.
Roger Pingeon, Jacques Anquetil
Trois mois après le drame du Ventoux et le méchant coup de coude sur le ventre maternel, il n’avait pas eu à prêter ses jouets au frérot. Car la petite chose sortie du bidou ne respirait pas. Paul, quatre ans à l’époque, se souvenait avec précision du soulagement ressenti en apprenant la funeste nouvelle. Et, juste après, la honte. La douleur était arrivée après, en entendant ses parents pleurer derrière la porte de la chambre. Plus tard encore, la culpabilité l’avait envahi, insidieuse comme une rage de dent. C’était à cause de lui que le bébé était mort-né. A cause de son violent coup de coude, à cause de Simpson, de Chapatte et du Ventoux. Il était mort à ce moment-là et petit Paul s’était demandé pourquoi on avait attendu si longtemps pour faire sortir le petit bonhomme.
La terrible faute ne l’avait jamais quitté. A chaque fois qu’il faisait une virée avec son bicloune, il y pensait. A chaque étape de montagne, dans les lacets, quand il voyait un gros quintal à moustaches taper sur l’épaule d’un coureur, il vitupérait devant sa télé, il avait mal au bide. Même qu’une année où, en vacances avec ses parents à Lacanau, ils avaient assisté au sprint au vélodrome de Bordeaux – Esclassan s’était fait battre d’un boyau par un routier-sprinteur flamand – il avait inexplicablement vomi dans les jupes de sa mère.
Et c’était resté son secret. Même avec le curé c’était pas sorti, couillon ! Trente ans pour se confier. Et le sourire radieux de Marie, qui avait écouté sa confession sans sourciller, pour dissiper définitivement son angoisse et sa peur du ridicule.
– Tout ça c’est du passé, Indurainator, lui fit-elle au creux de l’oreille.
Paul eut un sourire gauche, une grimace de blaireau, à la Hinault, il attrapa au vol le tablier de la serveuse en maraude, et d’une voix haute, il commanda une autre bouteille de Ventoux. Il avait toujours admiré les finisseurs.
© Jean-Jacques Reboux