mardi 29 octobre 2013

Alain Jégou, comme du vivant d'écume

Le poète Alain Jégou est décédé le 5 mai 2013 à l'âge de 64 ans, des suites d'une longue maladie. Je savais qu'il était malade mais le hasard a fait que j'ai appris la nouvelle seulement hier. Ces derniers temps, ce blog aura été trop envahi par les hommages aux disparus, donc je vous invite à lire le bel hommage qui lui est rendu par l'ami Jacques Josse, ainsi que sur le blog de la médiathèque de Quimperlé.
J'ai connu Alain Jégou en 1981, à l'époque où j'éditais à Caen la revue de poésie La Foire à Bras. Alain avait publié un long poème dans le n°9 (hiver 1983) sur le thème "La mer et  autres"En trente ans, on s'est rencontrés deux fois seulement, mais on ne s'est jamais perdus de vue. Il avait publié une vingtaine de recueils de poésie, deux polars, une anthologie en hommage à  Claude Pélieu, et personne à ma connaissance n'a écrit de textes aussi beaux sur la mer que ce poète marin-pêcheur qui donna un nouveau souffle à la poésie française dans les années 70 et dont le grand regret était de ne pas avoir rencontré Jack Kerouac lors de son passage en France, l'année de ses 17 ans. L'un de ses livres portait le nom du bateau sur lequel il a bourlingué, Ikaria.

mardi 15 octobre 2013

"En cherchant Majorana, le physicien absolu", par Étienne Klein


Connaissez-vous Ettore Majorana ? Il y a fort à parier que non. Si vous pensez qu’il s’agit d’un porteur de bidon du Giro d’avant-guerre, d’un acteur du cinéma muet italien ou d’un bandit calabrais, vous avez tout faux. Ettore Majorana est un physicien inconnu en France, mais très connu en Italie – des rues, des collèges portent son nom, un timbre son effigie – né en 1906 et mort… on ne sait quand ! Ce qui lui ferait, s’il était toujours vivant… 107 ans !
Un autre physicien, français celui-là, vient de lui rendre hommage.
Contrairement à Majorana, Étienne Klein – né le 1er avril 1958 – est bel et bien vivant. Les preuves sont là. Il donne des cours au CEA de Saclay, des conférences, parle du temps et de physique quantique à la radio (on peut écouter ses frivolités quantiques chaque jeudi matin à 7h17 sur France Culture), fait des courses endiablées autour du mont Blanc, écrit des livres passionnants, scientifiques mais pas que (nouvelles, anagrammes), d’une plume alerte (élégante, aurais-je envie de dire, pour reprendre son mot préféré).
Dans Petit voyage dans le monde des quanta, il vulgarise avec humour et brio la physique quantique. Dans Le facteur temps ne sonne jamais deux fois, il s’attaque au problème épineux du temps en physique. Dans Il était sept fois la révolution, il dresse le portrait de sept physiciens, tous très connus (Schrödinger, Einstein, Dirac, Pauli…). Tous sauf un : Ettore Majorana. C’est précisément dans ce livre que j’entendis parler pour la première fois de Majorana, alors que je venais de commencer ma plongée dans la physique quantique, pour les besoins d’un roman à paraître en 2014 chez Parigramme, Le quantique de Bénuchot
Quelques années plus tard, Étienne Klein revient à la charge dans un opus passionnant, En cherchant Majorana, le physicien absolu (Équateurs). Mais cette fois, au lieu de dresser le portrait sensible de ce théoricien fulgurant, dont les travaux sur l’atome et l’interaction nucléaire ont fait date (et n’ont sans doute pas fini de faire parler de lui), Klein, fasciné par le personnage, cherche à forcer son intimité (ce qui n’est pas facile car l’homme était un taiseux), et se lance sur ses traces, à Catane, Rome, Naples et Parlerme, dans le but d’essayer de comprendre pourquoi, à l’âge de 31 ans, cet homme brillant mais tourmenté a choisi de se volatiliser.
Le 27 mars 1938 en fin d’après-midi, à Palerme, en Sicile, Ettore Majorana prend un bateau pour Naples, où il n’arrivera jamais. Personne ne le vit débarquer le lendemain matin. Son corps ne fut jamais retrouvé. Peu avant son voyage, il expédia à un ami de l’université de Naples une lettre dans laquelle il annonçait son intention de mettre fin à ses jours. Puis un télégramme dans lequel il affirmait renoncer à se suicider. Puis à nouveau une lettre où il affirmait : « La mer n’a pas voulu de moi. » et espérait que la première lettre et le télégramme arriveraient en même temps.
Pas besoin d’être un admirateur de Pirandello ou de Perec, ni même d’être féru de roman à énigme, pour reconnaître que le thème de la disparition se prête admirablement au jeu de la fiction. « Écrire un livre, disait Jules Bénuchot (qui n’a jamais été fichu d’en écrire un seul, dit-on), c’est disparaître derrière son sujet. » Avec Majorana, dont la courte vie (tout au moins pour ce qu’on en connaît) peut se lire comme un roman – un certain nombre d’écrivains s’y sont frottés, et pas des moindres, tel le grand Leonardo Sciascia –, il suffit d’appuyer sur la touche « ON » pour que défilent tous les ingrédients d'une fiction littéraire aux petits oignons.
Avec En cherchant Majorana, Étienne Klein se lance dans une quête improbable, dont il pressent dès le début, malgré les espoirs suscités par la rencontre de certains membres de sa famille, notamment le neveu de Majorana, qui porte le même nom que lui, qu’elle ne débouchera que sur des probabilités, des incertitudes (restons dans le quantique, s’il vous plaît!).
Outre ce pèlerinage émouvant sur les lieux de vie de son personnage, il reste l’espoir que les travaux de Majorana, qui datent d’il y a 80 ans, débouchent dans les prochaines années sur des découvertes importantes, qui pourraient aller jusqu’à révolutionner certains éléments du Modèle standard de la physique, grâce notamment aux fameux neutrinos de Majorana – vous savez, ces petites choses en provenance du soleil, qui traversent notre corps par milliards. Ces particules qui, d’après Étienne Klein, pourraient être de bons candidats pour élucider la composition de la matière noire, qui constitue 25% de notre univers, et reste inconnue à ce jour. La conclusion de Klein est que Majorana, dans ses carnets (il a noirci plusieurs milliers de page, conservées au musée Galilée de Florence et à Pise) a posé un cadre conceptuel, dont la portée n’est pas connue, mais qui pourrait aider à résoudre un problème qui ne se posait pas à l’époque où il a effectué ce travail.
Terminons cette chronique en affirmant (très modestement) que Jules Bénuchot, héros  de L’esprit Bénuchot, a eu [beaucoup) plus de chance qu’Étienne Klein. Aurait-il retrouvé Ettore Majorana ? Suspense, suspense…
"En cherchant Majorana, le physicien absolu", par Étienne Klein, éds Équateurs,170 pages, 17€